La « parentification » des enfants migrants
Dans le parcours migratoire d’une famille, les enfants s’intègrent généralement plus vite à leur société d’accueil que leurs parents. Ils vont à l’école immédiatement et apprennent la langue avec plus de facilité, comprennent plus vite les codes sociaux ou les procédures administratives.
De ce fait, les enfants prendront des rôles au sein de la famille qui d’ordinaire ne sont pas les leurs : traduire des panneaux dans la rue ou des courriers administratifs, effectuer de l’interprétariat lors d’un rendez-vous, accompagner un parent chez le médecin, se soucier des droits de la famille et de l’issue de la procédure d’asile, etc.
Présent de longue date dans différents contextes migratoires, ce phénomène d’inversion des rôles, appelé aussi « parentification » des enfants, s’observe aussi dans les permanences pour réfugiés du CSP. S’il concerne surtout des adolescents, il peut se produire plus précocement, avec des enfants âgés de dix ans seulement qui deviennent de facto le maillon qui relie les parents à la société d’accueil et sont amenés à épauler leurs parents.
Un processus générateur d’angoisse
Il est alors nécessaire de mettre une limite. Le CSP agit de sorte à protéger les enfants d’enjeux qui les dépassent, en imposant par exemple le recours à un interprète adulte dans certaines situations. Car on imagine bien que les implications de la parentification sont nombreuses et pas toujours positives.
Au niveau individuel, les enfants parentifiés absorbent immanquablement les inquiétudes relatives aux responsabilités d’adultes qu’ils assument. Ce sont des enfants qui prennent l’habitude de porter plus de problèmes. Si ce processus génère trop d’anxiété, il perturbe l’enfant. De plus, en prenant sur eux le destin familial, certains enfants négligent leurs propres besoins et ne se permettent plus de souffler.
Apprendre la société multiculturelle
Il serait cependant alarmiste de ne voir que les répercussions négatives du phénomène : si l’enfant est soutenu par sa famille ou un réseau, la parentification peut produire des enfants plus matures, qui seront des adultes responsables. Une étude scientifique (Weisskirch, 2012) relève par ailleurs qu’agir comme médiateurs entre leurs parents et leur société d’accueil représente pour les enfants migrants une opportunité de pratiquer et de comprendre l’héritage linguistique et culturel de leurs parents, ainsi que les différences de valeurs entre leurs deux patries. Ce sont des compétences précieuses pour réfléchir sur leur identité et, plus tard, œuvrer en connaissance de cause dans notre société multiculturelle.
Perte d’autorité parentale
La parentification a aussi d’importants effets au niveau familial, car elle bouleverse les équilibres. Dans le contexte que nous avons décrit plus haut, les parents sont obligés de s’en remettre davantage à leur enfant. Une confiance accrue en l’enfant a de bons côtés. En revanche, si l’enfant s’habitue à prendre plus de décisions et que les parents se crispent sur la perte d’autorité qu’ils subissent, la situation peut tourner au vinaigre et engendrer des tensions. Le phénomène est renforcé par la situation des parents : loin de leur culture d’origine, ce qu’ils ont à transmettre peut paraître moins pertinent. Ils pourraient alors être tentés d’exercer maladroitement leur autorité sur des points qui sont perçus par leurs enfants comme d’autant plus illégitimes qu’ils se rapportent à des codes en vigueur dans le pays d’origine – imposer une tenue vestimentaire, par exemple.
Quoi qu’il en soit, les immigrants ont déjà tellement de préoccupations à leur arrivée en Suisse, qu’ils ne s’attendent pas à être confrontés à ces enjeux-là. Les professionnels qui les accompagnent, en particulier les psychologues ou les assistants sociaux, peuvent veiller à ce que ce processus soit compris et se passe au mieux. Le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant, garanti en droit mais souvent mis à mal dans la pratique, de même que la préservation d’une forme d’insouciance propre à l’enfance, sont particulièrement importants à protéger pour le bien des générations futures.
Aldo Brina, chargé d’information sur l’asile au Centre social protestant